Les Larmes de la Morrigan - I
Par Finn Ingisfal
La forêt s’était tu depuis peu. Une heure bénie de silence, avant que les étoiles ne soient à leur plus radieuses, quelque temps après le coucher du soleil. Le grésillement des grillons s’était étouffé petit à petit, le vent avait cessé de murmurer entre les branches, les crapauds n’avaient pas encore trouvé leurs voix. Le silence fut brisé par le frottement d’un morceau de silex sur une pièce d’acier. Le jeune homme fronça les sourcils et ouvrit les yeux. La stoïque dame ennoblie d’une cotte de mailles avait cessé de prier sans mots pour allumer un feu dans l’amas de brindilles sèches et d’amadou.
« Je pourrais t’aider, si seulement tu desserrais mes liens », soupira le prisonnier. Sa ravisseuse lui jeta un regard perçant, des yeux plus durs que sa masse d’armes. Un coup d’œil qui intimait au silence. Une consigne à défier.
« Avec mon Art que tu crains tant, bien sûr. Une langue de flammes venue des tréfonds des Enfers mêmes ! » Il ricana, de son rire le plus pratiqué, le plus sordide. Le rire d’une sorcière qui cache encore plus d’un atout dans son jeu. Il s’en mérita de perdre l’attention de la chevalière, qui se remit à frotter son briquet. Une scène touchante. Il ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait eu à se salir les mains pour allumer un feu. Quelle honte que d’avoir à se rabattre sur un outil plutôt que sur sa propre volonté. Des étincelles s’emparèrent de l’amadou, et la dame glissa une bûche sèche dans le trou de feu, pour qu’elle prenne bien. Il n’était pas sans admiration pour la chevalière. Son plan avait été parfaitement exécuté, sa fuite dans le plus noir de la nuit sans obstacle. Il n’avait laissé aucune trace derrière lui. Pourtant, il était bien ici, poignets et pieds liés, capturé par cette vigilante guerrière de l’Ordre de la Providence. Grâce à lui, une des caravanes de ravitaillement allant réapprovisionner les forces de l’Inquisiteur ne se rendrait jamais en Cérule. Un ennemi qui a faim est en un qui peine à tenir son arme, lui disait sa mère autrefois.
« Tu n’es qu’une pierre sur notre route », entendit-il, comme en réponse à ses pensées. Il sortit son regard des flammes pour voir la chevalière prendre une gorgée de sa gourde. Elle s’essuya la bouche de sa main calleuse. Il soutint son regard avec audace, et elle continua :
« Moins qu’une embûche. Un simple cahot du chariot. Bientôt, comme les lieues qui s’étendent derrière un conducteur, tu ne seras qu’un souvenir distant.
– Mais un souvenir quand même », rétorqua-t-il. « Et lorsque la roue de ce supposé chariot se délogera pour aller se ficher dans un fossé, ça aura été de ma faute. Ne m’oubliez pas quand votre conducteur se fera couper la gorge en allant chercher sa roue. »
Elle était déjà à un pas de lui seulement, la main levée, prête à le remettre à sa place. Il lui montra son plus beau sourire, satisfait. Le craquement qui mit fin au silence entre eux deux ne fut cependant pas celui de la main contre son visage. Une branche, quelque part. Elle scruta les bois illuminés par les flammes grandissantes, laissant retomber son bras. Il ne cessa pas de sourire. Il voyait plusieurs choses – l’inquiétude dans les yeux de Sire Grandégide, les ombres s’étirant étrangement vers les flammes, ces dernières grimper, dansantes, plus haut qu’elles ne devraient. Son rictus s’étira alors qu’il vit la chevalière se précipiter sur sa masse d’armes et son grand bouclier. Elle leva celui-ci à temps pour intercepter l’éclat jaillissant de son feu de camp, faisant rougeoyer le métal de l’écu.
« Bienvenue, mes sœurs », cria le prisonnier vers la forêt, « amusez-vous bien! » Les silhouettes qu’il peinait à percevoir il y a une heure se rapprochaient petit à petit, encerclant le campement de fortune. L’une d’elles leva les mains en coupe devant son visage et souffla. Il reconnut l’ingrédient ainsi lancé et l’incantation qui le suivit. Il serait pris dedans. Telle était la magie de ses sœurs, alors autant profiter du voyage. Dès qu’il inspira, les flammes se mirent à jaillir de leur trou, des silhouettes démoniaques y aiguisant des outils de torture. Le crépitement du feu devint le terrible grincement des pierres contre l’acier tordu, le rire des forces occultes. Les arbres semblèrent se pencher sur lui et sur la chevalière pour les prendre et les jeter au loin. Celle-ci se mit à hurler, hurler à en perdre la voix. Elle fendait le vide de sa masse, tandis que des voix susurraient à l’oreille du jeune homme de douces promesses.
« Viens avec nous, Adrien. Danse avec nous, sorcière. Jette-toi dans le bûcher, hérétique. Tu es prêt, plus prêt que jamais. » Enivré par la sordide folie du maléfice, il riait maintenant à gorge déployée. Son rire même lui était étranger, le croassement gras d’un vieux corbeau repu de la chair des victimes de la guerre. Il vit une femme bondir des fourrés, incroyablement grande, maigre, courbée sur elle-même et sur la guerrière apeurée. La masse d’armes percuta son flanc de plein fouet, et une pluie d’ossements ricocha sur le sol, les arbres, les indénombrables anneaux d’acier de l’armure de la chevalière. La sorcière resta debout, impassible, pas plus dérangée que si elle eut été effleurée par la brise. Puis sa longue jambe se sépara de son corps pour pousser Sire Grandégide au sol, son arme jetée au loin par l’éclat de l’armure d’os. Elle tenta faiblement de pousser son adversaire à coups de bouclier. Une lourde main s’abattit sur celui-ci, celle d’un homme sorti de la forêt, les ombres dansant autour de lui et dessinant de vieilles malédictions de la langue profane. La grande sorcière se mit à genoux près de la chevalière et caressa sa joue comme une mère réconfortant son petit. Adrien, couvert de sueur, respirait fort, secoué par la magie concentrée dans le geste. Les cris de Sire Valérie Grandégide prirent fin, sa poitrine soulevée par son souffle désormais lent et mesuré. L’homme entouré d’ombres chercha le regard du prisonnier.
« Il est temps de rentrer. Bon travail, ma sœur. La Morrigan serait fière de toi. »
Il s’affaissa au sol, un sourire béat aux lèvres.